OXO YUTZ

Je vais me livrer, devant vous, à un exercice périlleux entre tous, celui
qui consiste à parler de l’oeuvre d'un peintre vivant qui nous offre au
travers de l'exposition présentée en ce lieu, une part de lui-même. Il
convient d'abord de respecter ce don en se gardant de tout voyeurisme
mais en tentant quand même d'approcher l'homme qui se cache derrière
la toile pour comprendre , tout simplement, son travail.
Oxo est né et a passé son enfance en Lorraine, à Yutz dont le nom est
devenu le sien, comme le marqueur d'un enracinement dans la souffrance
car sa terre natale est une terre martyre qui a connu trois guerres en
même pas 70 ans (1870, 1914, 1939) et s'il ne fallait retenir qu'un
événement, ce serait bien sûr la bataille de Verdun qui, du 21 février 1916
au 20 août 1917 ensanglanta le région et reste gravée dans les mémoires
comme une insupportable boucherie. Reprenant une phrase d'Arthaud au
sujet de certaines peintures de Van Gogh, Oxo parle des « terres
ruisselantes de sang, comme le serait un torchon saturé de mauvais vin ».
Nous sommes là, très loin des paysages bucoliques et enchanteurs,
sources d'inspiration célébrant la nature et la lumière.
Et puis, comme si le fardeau d'avoir vu le jour dans ces contrées, n'était
pas assez lourd à porter, voilà que le sort s'acharne sur le petit garçon
qu'est alors Oxo : ses deux parents sont atteints de surdité profonde.
Penchés sur leur travail, sa mère couturière et son père tailleur sont
murés dans un silence qui provoque chez l'enfant rage et douleur. Sa
confrontation à l'incommunicabilité sera déterminante; il peindra pour se
faire entendre, pratiquant son art comme un cri.
À la mort prématurée de son père, la famille quitte la région. Ce double
choc sera le fondement de la vie et de l’oeuvre de l'artiste. À l'âge de 12
ans, pourvu d'une encyclopédie du dessin qui lui fournit les bases
techniques, il peint, inspiré par Van Gogh et Gauguin, sa route est
désormais tracée, il ne s'en écartera plus.
Et de quoi ne cessera-t-il de nous parler, toile après toile, dans une
démarche que je considère, personnellement, comme rédemptrice, de la
tragédie de la condition humaine, celle que nous distille, à longueurs de
temps des informations formatées, oublieuses dès le lendemain du
malheur annoncé la veille; mais aussi celle qu'ont dénoncée pour nous
convaincre d'humilité, penseurs, écrivains et artistes de tous les temps.
C'est qu'Oxo Yutz est un lecteur attentif qui se laisse imprégner par les
textes qu'il fréquente à condition qu'ils aient quelque chose à nous dire. Je
vous citerai, à ce propos, 2 exemples :
A l'origine de la série des « Crucifixions », il y a les Évangiles et le récit
de la Passion de Jésus qui nous parle de complot, celui des Grands
Prêtres, de trahison, celle de Judas, de lâcheté, celle de Ponce Pilate et du
peuple qui laisse faire. Ce schéma nous rappelle bien d'autres événements
passés ou contemporains c'est toujours la même histoire.... .
Puis vint le temps des « Pendaisons », nouvelle référence littéraire à la
ballade des pendus de François Villon, cette fois, et à ce qui nous attend
tous, condamnés ou non à subir un châtiment.
« La chair que nous avons trop nourrie
Et nous, les os, devenons cendre et poussière
de notre malheur, que personne ne rie,
Mais priez Dieu qu'il veuille tous nous absoudre »
Voilà posé, l'inéluctable : la mort et ses ravages.
Et cet attachement à la littérature jalonne le parcours du peintre, en
témoignent certains titres de toiles :
- « Strange fruit » (roman de Lillian Smith) qui illustre cette
incontournable réalité : tout racisme conduit au meurtre. Il s'agit ici de la
pendaison d'un homme noir injustement accusé de meurtre .
Ou bien encore,
- « Le temps perdu »
- « Le temps retrouvé » comme un hommage à Marcel Proust, fin
observateur d'une société où tout meurt pour renaître sous une forme
différente.
Le temps assassin qui bouscule les valeurs établies et détruit un monde
fondé sur d'illusoires certitudes, qui nous conduit au néant de manière
inexorable, Oxo l'a appréhendé dans une série intitulée « Pastorales et
autres vanité ».
Dans des paysages que l'on pourrait, au moins dans certaines toiles,
qualifier de « Classiques » des enfants se reposent. La scène pourrait, au
premier abord, paraître bucolique, mais ces enfants ne font pas la sieste,
ils sont plongés dans une méditation dont le sens ne peut nous échapper :
ils tiennent entre leurs mains un crâne, que signifie ce morceau de
squelette, siège de la pensée ? C'est Golgotha, forme grecque pour
l'araméen « gulgotha » qui a été rendu en latin par « calvaire ». Dans les
Évangiles, c'est la colline où eut lieu la crucifixion de Jésus, ainsi nommée
en raison du rocher arrondi qui la couronnait.
C'est la tradition byzantine qui a transmis l'image du crâne dans la
crucifixion. On le retrouvera dans toutes les méditations sur la mort et le
dépouillement de Marie-Madeleine à Saint-Jérôme et jusque dans la
nature morte symbolique.
C'est selon la tradition le crâne d'Adam. Il symbolise l'abandon de
l'enveloppe charnelle, le retour à la matière, illustrant ainsi les premiers
mots de l'Ecclésiaste « Vanité des vanités, tout est vanité ». Ce crâne,
symbole de notre fragilité est le fil rouge conducteur de l’oeuvre d'Oxo. Il
aurait pu choisir d'autres symboles attachés, dans l'histoire de la peinture,
à ces vanités : le sablier, symbole du temps qui passe, le livre évoquant la
relativité de toute connaissance, la mouche qui va réduire en pourriture le
fruit sur lequel elle est posée ; il a privilégié la représentation la plus
terrible pour nous rappeler que nous sommes mortels et nous mettre en
garde contre de vaines prétentions.
En contemplant la série des « pastorales et autres vanités » quelque
chose m'émeut tout particulièrement : c'est le corps de ces êtres, tout
animé de vie, parfois envahi d'une trouble sensualité qui tarde à se
dépouiller des biens terrestres en suppliant que l'on accorde encore un
peu de temps, ce temps qui finit toujours par l'emporter et unit, dans ce
que le peintre nomme des « nécropoles végétales » l'être humain et la
nature, tous deux confondus, dans une fin inéluctable : c'est le tronc
creux de l'arbre mort qui accueille des êtres dans un désordre qui fait
forcément penser à la chute, sorte de jugement dernier, sans Christ
rédempteur. Sur une branche, un corbeau guette et voilà que surgit dans
notre mémoire Jérôme Bosch et son « Saint-Jérôme au désert ». Quel rôle
joue l'oiseau? Le corbeau est sans aucun doute un oiseau prophétique
dont le nom est issu du latin « corvus » qui signifie la malédiction. Présent
dans les mythes, les contes et légendes de tous les pays et la littérature
de toutes les époques, il a acquis, au fil du temps, une mauvaise
réputation à cause de son plumage noir, de son cri rauque et de sa
nécrophagie, en particulier dans l'Europe chrétienne.
La littérature qui mentionne le corbeau est particulièrement abondante,
je vous donnerai 2 références :
– William Shakespeare dans Othello (1604) et Macbeth (1606) et, plus
près de nous, et appartenant à notre patrimoine,
– Rimbaud, dans son poème Les Corbeaux (1872) 3ième strophe :
« Par milliers, sur les champs de France,
Où dorment des morts d'avant-hier,
Tournoyez, n'est-ce pas, l'hiver,
Pour que chaque passant repense!
Sois donc le crieur du devoir,
Ô notre funèbre oiseau noir! »
Si le corbeau est plutôt perçu comme un oiseau de mauvais augure, par
sa grande intelligence, il est aussi signe de sagesse et serait un messager
entre les hommes et les dieux. S'il annonce la mort, celle-ci ne doit pas
être considérée comme une fin mais comme un passage; le corbeau
devient alors un passeur, un guide, un esprit protecteur, un héraut (au
sens de celui qui annonce) du renouveau. Voilà de quoi nous rassurer. Il
n'empêche, devant les nécropoles d'Oxo, on éprouve le désespoir du
vaincu : « Notre besoin de consolation est impossible à rassasier » écrivait
l'auteur suédois Stig Dagerman. La peinture d'Oxo semble lui donner
raison.
Notre destinée s'écrit donc entre lumière et ténèbres. Quand nous
quittons la première pour les seconds, nous mourons. Notre condition
humaine est ainsi faite qu'elle ressemble à celle des plantes qui ont besoin
du soleil pour grandir. Condamnez les à l'obscurité, elles dépérissent et
finissent par mourir. Pourtant, une infime partie de l'humanité déroge à la
règle établie : c'est la communauté de ceux qu'on appelle « les enfants de
la lune ». Derrière cette dénomination si poétique, qui pourrait être le titre
d'un conte, se cache une effrayante réalité, celle de la lumière qui tue, il
s'agit d'un contresens qui condamne des êtres humains à fuir le soleil et
ses rayons maléfiques sous peine de voir leur peau rongée par le cancer.
Ils traversent le jour, protégés par un accoutrement qui les rend pareils à
des habitants venus d'une autre planète; leur royaume, à eux, c'est la nuit
et la froide clarté de l'astre lunaire, cet astre qui, contrairement au soleil,
toujours égal à lui-même, offre un visage changeant car la lune, croît,
décroît, disparaît et renaît, elle est en cela soumise aux lois de la
naissance et de la mort. Elle rythme l'écoulement du temps. Oxo nous
donne à voir des « enfants de la lune » reclus dans leur chambre, dans le
désordre d'un lit, souvent déstructuré, aux draps tourmentés de plis,
comme les vagues d'angoisse qui habite l'âme du petit malade. Son corps
malingre, aux longues jambes décharnées que terminent des pieds trop
grands et surtout son regard insoutenable, tout de douleur, nous renvoient
à d'autres images et à d'autres barbaries. Le peintre va jusqu'à crucifier
l'un de ces petits martyrs : la boucle est bouclée, fils de Dieu ou fils de
l'homme, les calvaires se ressemblent.
Après cette invitation au voyage dans l’oeuvre d'Oxo essayons,
modestement, d'esquisser une critique qui vous aidera, je l'espère, à
comprendre une peinture qui ne relève pas, je le reconnais, de la facilité.
Ce qui frappe dès l'abord, c'est la sincérité absolue d'une peinture qui
ne triche pas. En la regardant, je repense à cette phrase de l'écrivain
Louis-Ferdinand Céline : « Écrire, c'est mettre sa peau sur la table », Oxo,
lui, la met sur ses toiles; car sa propre histoire, ses cris, ses colères, ses
vieilles douleurs ressurgissent à chaque nouvelle oeuvre, apaisées par le
temps peut-être, mais toujours présentes dans la lecture qu'il fait du
monde. Partant de son être intime, il devient un acteur social qui dénonce,
en cela nous pouvons dire qu'il appartient à la famille des « peintres
témoins de leur temps ». Rien, cependant, dans sa démarche picturale ne
saurait être qualifié de racoleur; l'artiste nous montre les noirceurs de
notre monde comme l'ont fait avant lui d'illustres prédécesseurs; sa
modestie dut-elle en souffrir, il y a chez lui du Goya, pas celui des scènes
de Cour ou de la « Maya Nue » mais celui des Désastres. La dénonciation
du mal suppose que l'on accepte de suivre une voie semée d’embûches,
que l'on tombe parfois pour mieux se relever mais surtout que l'on ne
cherche pas à plaire. Par les temps qui courent où, dans le domaine
artistique, règne une confusion qui fait que tout se vaut, l'engagement
d'Oxo Yutz mérite d'être salué.
Dans son combat pour l'humanité, d'autres peintres l'accompagnent que
l'on a regroupés, peut-être un peu hâtivement, sous le vocable de
« nouveaux expressionnistes ».
A ce stade de notre propos, il apparaît opportun de se livrer à un petit
rappel historique :
A l'origine du mouvement expressionniste, il y a eu une révolution
artistique allemande dont le groupe « Die Brücke » est l'emblème. Fondé à
Dresde en 1905 par le peintre Kirchner, il a réuni jusqu'en 1913 différents
artistes dont les plus actifs furent, outre Kirchner, Heckel et Schmidt –
Rootluff, Pechstein et Otto Mueller.
L’événement de la Première Guerre mondiale prit le visage d'une
expérience très marquante pour le mouvement expressionniste.
Les artistes attribuèrent des forces cathartiques à la guerre accueillie
dans toute l'Allemagne avec un enthousiasme nationaliste, forces qui
devaient détruire l'ancien ordre ressenti comme opprimant pour
reconstruire une meilleure société. En qualité de soldats combattant sur le
champ, ils recherchèrent la grande expérience commune d'une jeunesse
qui surmonte les barrières bourgeoises traditionnelles. Max Beckmann,
Kirchner, Heckel, Macke, Marc Kokoschka, Dix et beaucoup d'autres se
portèrent volontaires, nourrissant aussi l'espoir de trouver de nouvelles
impressions vierges pour leur peinture.
Peu d'expressionnistes ne témoignèrent pas de cet enthousiasme
général envers la guerre.
Cependant, plus la guerre de position se prolongeait, plus d'autres
artistes changèrent aussi de point de vue : la peinture de Dix se
transforma en accusation contre le militarisme et la bourgeoisie.
Kirchner, Beckmann, Kokoschka ne supportèrent pas l'horreur de la
guerre des tranchées, s'effondrèrent physiquement et moralement et
furent renvoyés chez eux. D'autres, encore jeunes : Marc Macke
succombèrent sur le champ de bataille.
À la même époque se développait, à Vienne en Autriche un
expressionnisme dont Egon Schiele est l'un des représentants majeurs.
Puis ce courant artistique s'éteignit pour renaître à Berlin à la fin des
années 1970 sous l'appellation « néo- expressionnisme ». depuis avec des
fortunes diverses, il est resté présent sur la scène artistique
internationale, jusqu'à ces dernières années où il a connu un regain de
vitalité et d'intérêt des milieux de l'art, peut-être parce que nous avons
épuisé tous les faux-semblants et propos des songe-creux. Car les
expressionnistes contemporains nous parlent de l'humanité, longtemps
chassée des cimaises au profit d’oeuvres plus aseptisées, et ce n'est pas
une humanité heureuse qu'ils offrent à notre regard; à leur propos, le
critique d'art Christian Noorbergen écrit :
« Les expressionnistes dérangent par la tension préservée de ce qu'ils
mettent en combat : l'insoutenable de l'existence, et ses brûlures
terribles, contre quoi lutte toute culture ».
A ce titre, Oxo Yutz appartient de toute évidence à cet expressionnisme
là; mais le peintre, dans un texte intitulé « Du cri à son empreinte » paru
dans la revue Esquisse n°6, fait une mise au point du plus grand intérêt.
Si l'étiquette « expressionniste » ne le gêne pas en soi, elle le dérange
dans un contexte actuel où cette peinture serait comprise comme une
réaction au « bon goût » un « mal peindre » avoué et défendu. Et de nous
mettre en garde contre l'équation : Barbouille = expressionnisme. Mise en
garde salutaire mais qui ne concerne en rien son travail. Nul n'oserait
qualifier Oxo de barbouilleur! Son oeuvre fait preuve d'une maîtrise
technique qui ne peut nous échapper.
Quant au fond, il justifie pleinement son appartenance au mouvement
expressionniste. En dénonçant l'horreur, en peignant, encore et toujours
notre condition humaine dans sa grande précarité, il provoque en nous
une réaction émotionnelle qui nous conduit à réfléchir c'est le « D'où
venons-nous, qui sommes-nous, où allons nous ? » de Paul gauguin ce
que nous donne à voir Oxo, n'est pas une humanité rêvée, c'est une
réalité hideuse
Dans le Temps retrouvé Marcel Proust écrit : « Si la vie m'était laissée
assez longue pour accomplir mon oeuvre, ne manquerais-je pas d'abord de
décrire les hommes, cela dut-il les faire ressembler à des êtres
monstrueux ».
Tu aimes, Oxo, à citer cette phrase terrible et elle te va bien.
Pour terminer mon propos, je voudrais remercier l'équipe du théâtre de
Poche qui m'a permis de vous faire partager l'intérêt que je porte au
travail d'Oxo Yutz. Je souhaite, avec modestie, que cette causerie ait pu
contribuer à vous faire découvrir et aimer l’oeuvre d'un véritable peintre
qui n'appartient pas à cette catégorie de ceux que « fabriquent »
quelques faiseurs sous l’oeil bienveillant des médias.
Merci!